Nous voici devant une image iconique de sport. Une fraction de seconde immortalisée mais qui va raconter en même temps les minutes qui précèdent et celles qui vont suivre… Le contexte y est, la tension est palpable, tous les spectateurs sont surpris, à l’exception du photographe qui est seul du bon coté de la scène. Il aura fallu une chance extraordinaire pour shooter cette image, car le scénario de l’évènement n’est pas écrit à l’avance. Une confusion aussi quant à l’interprétation et la réalité de la photo…
La « Joconde de la photographie de sport », puis « Phantom punch » c’est son nom, nous sommes à Lewiston aux Etats Unis le 25 Mai 1965. Son auteur : Neil LEIFER âgé de 22 ans seulement, travaille ce soir là pour « Sport illustrated ».
Il s’agit d’une revue sportive américaine mensuelle dont le rédacteur en chef est un français : André LAGUERRE. Celui-ci est à l’origine de la première page couleur permise par la technique de l’impression offset (1965) et d’un numéro annuel sur les maillots de bain édité à l’intersaison sportive.
Muhammad Ali (23 ans) vient de mettre KO Sonny LISTON dans le match revanche  qui aura duré moins de 2 minutes. Un direct du droit tellement rapide qu’il sera à l’origine du fameux « phantom punch » et de la polémique qui suivit….
La première rencontre eu lieu 15 mois plutôt et vit la victoire de Cassius Clay/M. ALI par abandon au 6ème round de Liston perdant ainsi son titre de champion du monde poids lourd.
C est une image carrée, couleur (il y avait seulement deux photographes équipés de pellicule couleur) d’un plan très rapproché, L’appareil quasi au niveau du sol, en contre plongée. 4 couleurs : blanc, noir, rouge et brun. On peut observer l’angle d’un ring de boxe avec ses trois cordes discrètement inclinées (donnant une dynamique) et ses trois coussinets de coin blancs. Cette structure représente les seules lignes de la scène.
Au premier plan, centré, un boxeur au short noir est allongé, ses mains au dessus de sa tête et juste derrière, debout bien campé sur ses deux jambes, son adversaire vêtu d’un short blanc, son bras droit plié à 90 ° avec une expression de victoire sur son visage.
Le deuxième plan révèle des journalistes et le public qui semblent surpris par ce qu’ils viennent de voir. Deux des photographes n’ont même pas l’appareil prêt à faire une photo, notamment celui que l’on voit entre les jambes du boxeur debout. Celui-ci aura son importance plus tard… La foule de spectateurs se devine assez nombreuse par l’éclairage décroissant du ring.
Enfin le dernier plan, correspondant à la partie haute de l’image, est un halo lumineux qui s’obscurcit progressivement du centre vers la périphérie. On imagine aisément le plafond de la salle. Cet éclairage central orienté d’arrière en avant et de haut en bas sculpte parfaitement la musculature saillante des sportifs, donne un réel relief à l’image et provoque des ombres sur le tout premier plan au niveau du tapis. Une photo que le « Times » classe parmi les 100 plus influentes de l’histoire.

@John Rooney

Une du Chicago Tribune
Neil Leifer utilisait un Rolleiflex de 6,5 cm de côté avec une pellicule Kodak Ektachrome, en partie pour la haute qualité des images qu’il produisait et en partie pour la vitesse de synchronisation de 1/500 s qu’il offrait avec l’éclairage stroboscopique des flashs préalablement installés au dessus du ring, lui permettant de figer l’action et de profiter de la couleur de la pellicule. Par contre, Liefer n’avait droit qu’à un seul coup car les flashs mettaient du temps à se recharger. Ce soir là , tous les reporters se sont placés du même coté à l’exception de Leifer et de John ROONEY qui lui shoote en Noir et Blanc avec un reflex 35 mm, dans un cadre rectangulaire. Il travaillait pour Associated Press et sa photo a été diffusée dans le monde entier. Elle était considérée comme la photo sportive idéale, Dans cette image il n’y a pas le photographe chauve à lunettes entre les jambes d’ALI. Ce photographe se nomme Herb Scharfman et est reporter senior de « Sport Illustrated ». Le rival de Liefer du même journal pour la soirée. C’est lui qui a envoyé Liefer de l’autre coté du ring se gardant la place de choix près des juges… Il fait maintenant partie de l’histoire en étant sur l’image.
C’est donc cette image de Rooney qui informera le monde des résultats du match, celle de Liefer sera mise en 4eme page du journal Sport Illustrated et ne gagnera sa notoriété que plus tard, notamment du fait de la couleur et de l’impression offset et surtout, de la carrière exceptionnelle du boxeur.
Liefer dira : « j’étais évidemment sur le bon siège, mais ce qui est important, c’est que je ne l’ai pas loupée. »
Un contexte et une histoire remarquable qui ont surement participé à rendre cette photo iconique. Jugez plutôt…
Cassius Clay, après avoir gagné le premier match se convertit à l’islam et prends le nom de Muhammad ALI. En même temps il adhère à Nation of Islam qui sera à l’origine de l’assassinat de Malcom X le 21/02/1965. Ali va se désolidariser de cette action et ce deuxième combat présentera alors un risque important d’attentat si bien que les mesures de sécurité seront véritablement importantes avec le FBI et de nombreux policiers sur place.
La WBA interdit de base, les combats revanche or c’était prévu dans le contrat initial si bien qu’aucune ville ne voulait être le lieu de cette rencontre. La petite ville de Lewinston sera donc choisie sans avoir d’infrastructures adaptées. Le gymnase ne peut contenir que 4000 personnes environ et par la peur d’un attentat seulement 2000 personnes seront dans la salle. L’impression d’un public nombreux donné par l’image est donc surfaite.
Deux boxeurs que tout oppose : Liston plus âgé , cogneur, taiseux, au passé de voyou et passablement dirigé par la mafia vs Ali, jeune, rapide, très mobile, gracieux et qui se vante d’être un futur très grand champion…
Quant au combat, les paris voient Liston gagnants comme pour la première fois.
En 1 min 40 Liston est au tapis suite à un direct du droit si rapide qu’une polémique suivra afin de déterminer s’il a réellement existé. Le fameux « phantom punch ». L’arbitre ne décomptera pas le KO occupé qui l’était à maitriser Ali. 17 sec avant que Liston ne se relève et reprenne le combat chancelant. Ali est alors déclaré vainqueur par KO par le juge arbitre extérieur.
Fait remarquable sur l’image, Ali tient une posture de gagnant, le bras à 90 ° comme un symbole de puissance et de force, une certaine hargne sur son visage. On l’imagine prêt à exulter sa victoire sauf que ce n’est pas du tout cela qui se passe. Il dit en fait : « Relève-toi tocard ! Personne ne va y croire ! Relève-toi ! »
Neil Leifer dira à l’Équipe magazine en Septembre 2007.
 « La photographie ne montre pas la réalité, elle montre l’idée que l’on s’en fait »
A peine un seul round, coup de poing fantôme, fin pour le moins bizarre il n’en faudra pas moins pour crier au match truqué… au chiqué…
Cependant, sur l’instant, on ne peut prédire le rôle que prendra l’image dans le futur…

Couverture de 1999

Couverture de l’Equipe magazine en 2007
Qui est donc Neil Liefer ?
C est un photographe américain qui débute la photo vers l’âge de 13 ans. Il intègre vers 16 ans l’organisation des Giants de New York en accompagnants les handicapés sur le bord du terrain. Il pourra ainsi photographier les joueurs et le match.
D abord indépendant, puis engagé par Sport illustrated il deviendra un reporter sportif reconnu. En 1978, il va diversifier son activité en travaillant pour Time et People avec des sujets variés comme les Présidents américains, les acteurs, la navette spatiale entre autres. Enfin il s’adonnera aux courts métrages jusqu’à être nominé aux Oscars.
Très modeste il dit : « j’ai peut être 4 ou 5 photos dont on se souviendra ».
Il est pourtant à l’origine de 200 couvertures de magazines en ayant couvert 15 jeux olympiques, 10 superbowl, 4 coupes du monde de foot, et quasi tous les championnats du monde de boxe poids lourds avec un suivi très particulier de M. ALI. Cette image sera la première d’une longue série.
Un palmarès fabuleux. Sa photo de boxe opposant ALI contre Williams en 1966 à 24 m de hauteur est LA photo de sport par excellence.

Ali vs Williams

Neil Liefer

Space Shuttle Columbia
       Â
La vie professionnelle de N. Liefer retrouve un certain nombre de points intéressants pour qui souhaite se lancer sur ce sujet.
* Suivre un jeune sportif prometteur
* Etre spécialiste du sport photographié ou au moins passionné. C est le conseil de Pete Thompson spécialiste de skateboard.
* Capturer l’émotion du sport ou d’un sportif comme la photo d’Andrew Bernstein de M. Jordan ému en tenant sa première coupe NBA au coté de son père. Etre intègre et gagner la confiance des entraineurs et joueurs.

@A. Bernstein
* Prendre des contacts avec d’autres photographes de sport comme le conseille Alyssa Trofort et s’inspirer de leur expérience. Mais « garder aussi l’esprit ouvert et un œil neuf » dit Michael Willson.
On retrouve sensiblement toutes ces caractéristiques dans les images actuelles.
Je vous laisse savourer les résultats du dernier World Sport Photography Awards
https://www.worldsportsphotographyawards.com/categories
On imagine peu le travail préparatoire de ce type d’image. Liefer était quasi maniaque, méticuleux ne ménageant pas sa peine à cadrer, mettre judicieusement ses lumières etc…
Un témoignage d’un photographe français lors des JO 2024 de Paris
https://phototrend.fr/2024/09/interview-etienne-garnier-photographe-sport-lequipe-jo-paris-2024
Enfin les référence du livre : The best of Leifer ISBN 0-7892-0712-5
retraçant toute sa carrière.
Les images de ce combat :